Le piano, avec sa silhouette élégante et son clavier noir et blanc, est devenu au fil des siècles un incontournable de la musique occidentale. Des salons bourgeois aux grandes salles de concert, il a su s’imposer comme l’instrument roi, capable de transcrire à lui seul toute la richesse de l’harmonie et de la mélodie. Mais saviez-vous qu’il existe une variante atypique et méconnue de cet instrument familier ? Il s’agit du piano girafe, un curieux spécimen au destin éphémère, qui connut son heure de gloire avant de sombrer dans l’oubli.
Mais qu’est-ce donc qu’un piano girafe ? Comme son nom l’indique, il s’agit d’un piano vertical à la forme étonnamment allongée, qui évoque le cou gracile de l’animal éponyme. Plus haut et plus étroit qu’un piano droit classique, il se caractérise par des cordes plus longues, qui lui confèrent une sonorité particulière, notamment dans les basses. Sa mécanique, adaptée à cette configuration insolite, exige une grande précision dans la fabrication et le réglage.
C’est au XIXe siècle, dans le contexte d’engouement pour le piano et d’effervescence technique, que le piano girafe voit le jour. Des facteurs audacieux, comme Robert Wornum à Londres ou Jean-Henri Pape à Paris, cherchent à innover pour répondre à la demande croissante d’instruments plus puissants et plus expressifs, tout en s’adaptant aux contraintes d’espace des intérieurs bourgeois. Le piano girafe apparaît alors comme une solution séduisante, alliant puissance sonore, basses profondes et encombrement réduit.
Pendant quelques décennies, le piano girafe connaît son âge d’or. Il trouve sa place dans les salons cossus, où il côtoie les meubles précieux et les bibelots exotiques. Certains modèles, particulièrement raffinés, avec leurs caisses en bois nobles et leurs ornements délicats, deviennent de véritables objets d’art. Des compositeurs et des virtuoses de renom, séduits par ses qualités sonores, lui dédient des pièces et contribuent à sa renommée. Le piano girafe s’impose comme l’instrument des connaisseurs, des mélomanes exigeants qui cherchent à se démarquer.
Mais cette success story sera de courte durée. Dès la fin du XIXe siècle, le piano girafe commence à décliner face à la concurrence des pianos droits classiques, plus compacts, plus abordables et plus standardisés. Les progrès techniques, qui permettent d’obtenir une puissance sonore satisfaisante avec des cordes plus courtes, rendent obsolète ce format atypique. De plus, le piano girafe souffre de faiblesses structurelles : sa forme élancée le rend fragile et instable, sensible aux variations de température et d’humidité. Son entretien délicat et son accord fréquent découragent plus d’un propriétaire.
Avec l’évolution des goûts musicaux et esthétiques au XXe siècle, le piano girafe sombre peu à peu dans l’oubli. Relégué au rang de curiosité d’un autre temps, il disparaît des salons et des catalogues de facteurs. Seuls quelques exemplaires, miraculeusement préservés, subsistent dans les musées ou chez de rares collectionneurs, témoins silencieux d’une époque révolue et d’une quête incessante de l’innovation musicale.
Aujourd’hui, le piano girafe suscite à nouveau l’intérêt des musicologues, des historiens et des passionnés de facture instrumentale. On redécouvre cet instrument singulier, on s’interroge sur son apport à l’évolution du piano, on s’émerveille de l’inventivité et de l’audace de ses créateurs. Car le piano girafe, dans son étrangeté même, témoigne de la vitalité et de la diversité de l’univers pianistique du XIXe siècle. Il nous rappelle que l’histoire du piano ne se résume pas aux grands noms et aux modèles canoniques, mais qu’elle est faite aussi d’expérimentations, de tentatives, de voies inexplorées.